1. Les dysfonctionnements ou lacunes du droit positif
Au lendemain des attentats de Paris et Saint-Denis du 13 novembre 2015, lorsque l’état d’urgence sécuritaire avait été déclaré, le Président François Hollande avait souhaité que la Constitution soit révisée pour y intégrer l’état d’urgence, sans « compromettre l’exercice des libertés publiques »[1]. Un projet de loi constitutionnelle « de protection de la Nation »[2] avait été déposé et discuté à l’Assemblée nationale puis au Sénat. Mais associée à la déchéance de nationalité, la révision constitutionnelle ne fut pas adoptée.
Mais il ne faut pas oublier cet objectif de conférer une base constitutionnelle à tout état d’exception. En effet, constitutionnaliser les états de crise ne revient pas à les favoriser, mais à les encadrer, en scellant dans le marbre constitutionnel les conditions de leur déclenchement, leur mécanisme, les mesures qu’ils permettent, les contrôles dont elles font l’objet[3]. Si notre Constitution avait déjà été dotée d’un régime de l’état d’urgence, issu de la loi du 3 avril 1955 et selon les modalités prévues par le projet de loi constitutionnelle de 2015, il n’aurait sans doute pas été possible de permettre que la prorogation législative de l’état d’urgence sanitaire, créé par la loi du 23 mars 2020, intervienne après un mois et non douze jours, à l’instar de deux autres états d’exception, l’état de siège et l’état d’urgence « sécuritaire ».
2. Le remède : la proposition
Plusieurs lignes doivent guider l’élaboration d’un tel régime[4]. Les conditions du déclenchement, d’abord, devront être constitutionnalisées, pour garantir qu’elles ne puissent pas être modifiées à l’envi. Surtout, lors d’une prorogation législative, le Conseil constitutionnel pourra vérifier qu’elles sont toujours réunies ou, si elles ne le sont plus, que la loi de prorogation doit être déclarée contraire à la Constitution.
Pour encadrer le régime, elles devront être précises. Mais pour faire face à des crises inconnues à ce jour, elles devront être englobantes. Dès lors que l’on conserve dans notre droit (constitutionnel) deux autres régimes d’exception, l’état de siège en matière de guerre (article 36) et les pouvoirs exceptionnels en matière de crise tout aussi exceptionnelle interrompant le fonctionnement régulier des pouvoirs constitutionnels (article 16), l’objet de l’état d’urgence est de faire face à des dangers affectant gravement l’ordre public (déploiement de pouvoirs exceptionnels de police administrative), pouvant éventuellement menacer la vie de la population. Ce sont donc ces référents (atteintes graves à l’ordre public ou menace de la vie de la population) qui doivent justifier son déclenchement.
Ensuite, à « l’urgence » de l’état « d’urgence » doit correspondre une réaction rapide : son déclenchement doit donc être formellement aisé, tandis que sa poursuite doit être politiquement contrôlée. Tel est le rôle du Parlement, qui doit être associé au plus vite et au plus près de l’état d’urgence et des mesures qu’il justifie. C’est donc lui et lui seul qui doit en autoriser la prorogation au-delà de douze jours et il est nécessaire de le désigner spécifiquement, sans faire référence à la seule « loi », afin d’éviter qu’en cas de déclenchement simultané de l’état d’urgence et de l’article 16 de la Constitution, la prorogation puisse relever du Président de la République, comme ce fut le cas entre avril 1961 et octobre 1962, où jamais le Parlement ne s’est prononcé sur la prorogation de l’état d’urgence sécuritaire.
Le Parlement doit également assurer un contrôle permanent des mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence et, surtout, de leurs effets. Ce contrôle doit opérer en son sein : le régime doit prévoir sa réunion de plein droit, notamment afin qu’il puisse créer des Missions de suivi. Il doit également imposer que le gouvernement doit transmettre au Parlement toutes les informations sur « les mesures prises au titre de l’état d’urgence ».
Enfin, la crise sanitaire montre à quel point il est difficile de prévoir toutes les mesures qu’un état d’urgence commande. Mais on ne saurait accepter que des pleins pouvoirs soient octroyés et que le Parlement soit relégué au rôle de spectateur, encore davantage qu’il ne le fut au début de la crise sanitaire. Il est donc nécessaire de préserver une certaine souplesse, à partir de stricts principes constitutionnels : le fondement législatif, le caractère temporaire, nécessaire, adapté et proportionné aux circonstances de temps et de lieu de chacune des mesures.
En revanche, il serait parfaitement inopportun de les soumettre à l’avis du Conseil d’État. Il pourra être appelé à les examiner au contentieux et, s’il n’hésite jamais à sanctionner l’Exécutif, il est plus réticent à contredire ses pairs à quelques jours d’intervalle. Il est donc préférable de privilégier sa fonction contentieuse, au détriment de sa fonction consultative, pour mieux préserver sa neutralité et le respect des droits et libertés.
3. Les effets escomptés et leur justification
Notre Constitution est notre socle commun, qui fonde notre Nation. Elle est aussi notre ultime rempart en cas de violation du droit et, notamment, de nos droits et libertés. En offrant un fondement constitutionnel aux états de crise et aux états d’exception, elle n’en facilitera pas le déploiement, mais en restreindra au contraire l’application et placera cette dernière, comme il se devrait, sous le contrôle du Conseil constitutionnel.
[1] Déclaration du Président de la République devant le Congrès, Compte-rendu intégral. Séance du 16 novembre 2015, XIVe Législature, session ordinaire 2015-2016.
[2] Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, n° 3381, déposé le 23 décembre 2015, Assemblée nationale, XIVe Législature, session ordinaire 2015-2016.
[3] Il ne faut pas craindre, ici, que le contrôle devienne plus abstrait et moins concret, comme certains paraissent le craindre : « En demeurant au rang législatif, [le régime de l’état d’urgence] peut ainsi être adapté au gré des atteintes qui sont portées à l’ordre public » (P. Zavoli, « État d’urgence », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, juin 2018, §8). En effet, le contrôle abstrait (de la loi) n’empêche pas le contrôle concret (des mesures d’application), devant le Conseil d’État, dès lors que chaque état d’urgence spécifique (sécuritaire, sanitaire et peut-être d’autres, à l’avenir) sera détaillé par la loi sur le fondement de laquelle seront prises les mesures réglementaires, contestables devant le juge administratif.
[4] Outre celle qui est ici proposée, des réflexions ont été livrées sur le sujet : Philippe Blachèr et Jean-Éric Gicquel, « Pour gérer des crises comme celle du coronavirus, il faut modifier notre constitution », in Huffington Post, 17 mars 2020, https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gerer-des-crises-comme-celle-du-coronavirus-il-faut-modifier-notreconstitutionfr5e70a25ac5b60fb69dddc0d3 ; Joël Andriantsimbazovina, « Les régimes de crise à l’épreuve des circonstances sanitaires exceptionnelles », in RDLF 2020, chron. n° 20, http://www.revuedlf.com/droit-administratif/les-regimes-decrise-a-lepreuve-des-circonstances-sanitaires-exceptionnelles/.
Article nouveau
Article 36-1
L’état d’urgence est déclaré par décret en Conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique et menaçant la vie de toute ou partie de la population.
Sa prorogation au-delà de douze jours est autorisée par une loi spécialement votée par le Parlement, dans les conditions prévues aux troisième et cinquième alinéas de l’article 46. Elle en fixe la durée définitive. Au-delà d’un an, toute prorogation doit être votée à la majorité des trois cinquièmes des membres de l’Assemblée nationale.
Le Parlement se réunit de plein droit pendant toute la durée de l’état d’urgence. L’Assemblée nationale et le Sénat effectuent un suivi des mesures prises pendant la durée de l’état d’urgence et de leurs effets. À ce titre, ils sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement au titre de l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures.
La loi détermine les mesures exceptionnelles, dérogatoires et provisoires que peut prendre le Gouvernement pendant la durée de l’état d’urgence. Ces mesures sont prises aux seules fins de faire cesser les atteintes graves à l’ordre public ou de faire face à la calamité publique. Elles doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées aux circonstances de temps et de lieu.
Les mesures prises sur le fondement de l’alinéa précédent deviennent caduques lorsque prend fin l’état d’urgence, sauf à ce que le Parlement en proroge spécifiquement les effets.
Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.