1. Les dysfonctionnements ou lacunes du droit positif
La présente proposition s’inscrit dans la continuité de celle, précédemment présentée, visant à réécrire l’art. 38 dans le sens d’un meilleur encadrement du recours aux ordonnances. Elle vise à en compléter le dispositif en inscrivant les lois d’habilitation au nombre des textes obligatoirement soumis au contrôle du Conseil constitutionnel au titre de l’art. 61, al. 1er.
En l’état du droit, les lois d’habilitation, qui autorisent le Gouvernement, pour un temps et un objet déterminés, à intervenir dans le domaine de la loi par voie d’ordonnance, obéissent, malgré leur objet spécifique, au régime juridique des lois ordinaires. En tant que telles, elles ne sont donc pas sujettes au contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel (art. 61, al. 1er), qui ne peut en être saisi qu’à titre facultatif (art. 61, al. 2).
Ce contrôle facultatif pouvait se justifier en 1958. D’une part, contrairement aux lois organiques et aux règlements des assemblées parlementaires, les lois d’habilitation n’ont pas pour objet de préciser les termes de la Constitution ou de mettre directement en œuvre ses dispositions. D’autre part, un contrôle systématique aurait contrarié la marge de manœuvre dont jouit le Gouvernement, au titre de l’art. 20, et avec l’appui de sa majorité, pour déterminer le fond comme les moyens de mise en œuvre de la politique nationale. Enfin, l’encadrement parlementaire et constitutionnel du recours aux ordonnances, secondé par l’institution nouvelle d’un contrôle de constitutionnalité qui, quoique facultatif, pouvait s’exercer en amont (loi d’habilitation) comme en aval (loi de ratification) de la procédure, pouvait légitimement faire espérer que ces précautions suffiraient à conserver à ce mécanisme son caractère dérogatoire et exceptionnel.
Soixante-cinq ans plus tard, il est évident que cet encadrement se révèle insuffisant. Le constat est connu et il est inutile de revenir dessus en détail : le recours croissant aux ordonnances de l’art. 38 et la part substantielle qu’elles ont prises dans la masse des textes intervenant en matière législative, tendent à subvertir la répartition des compétences normatives entre le Gouvernement et le Parlement, au point que, de dérogatoire qu’il était, ce mécanisme tend à devenir un mode ordinaire de législation, presque équivalent, sur le plan quantitatif, à la procédure législative de droit commun. Cette inversion des rôles, quoique largement consentie, depuis trente ans, par les majorités successives, n’en nuit pas moins aux compétences des Chambres comme à la transparence et à la qualité de la production législative.
Or, si l’encadrement constitutionnel – finalement très souple – auquel l’article 38, al. 1er, soumet le principe même du recours aux ordonnances, explique la liberté avec laquelle le Parlement, sur les instances du Gouvernement, consent régulièrement à abdiquer l’exercice de sa fonction de législation, un autre élément d’explication réside dans le caractère facultatif de la saisine du Conseil constitutionnel s’agissant des lois d’habilitation. L’absence de contrôle systématique de la constitutionnalité de ces dernières contribue en effet à laisser au Gouvernement et à sa majorité les coudées franches pour user et abuser d’un mécanisme initialement conçu comme devant rester exceptionnel.
2. Le remède : la proposition
Il est donc proposé, pour compléter et consolider le projet déjà soumis de réécriture de l’art. 38, de soumettre les lois d’habilitation à un contrôle systématique du Conseil constitutionnel, en les inscrivant au rang des textes qui lui sont obligatoirement déférés. Ce contrôle obligatoire se justifie à la fois par l’objet et par la pratique des lois d’habilitation.
D’une part, quoique les lois d’habilitation n’aient ni le même objet ni la même importance juridique et institutionnelle que les lois organiques ou les règlements des assemblées parlementaires, elles n’en constituent pas moins une autorisation faite au Gouvernement de déroger ponctuellement à la répartition ordinaire des compétences normatives résultant des art. 34 et 37. En tant que telles, elles constituent, par leur objet si ce n’est par leur valeur juridique, une catégorie particulière de lois ne pouvant être mises sur le même plan que les lois ordinaires. Adoptées pour la mise en œuvre de la procédure énoncée à l’art. 38, elles ont en effet une incidence directe, quoiqu’en principe provisoire et ciblée, sur l’équilibre des pouvoirs ménagé par la Constitution. Pour cette raison, elles méritent de faire l’objet du mécanisme de rationalisation renforcé conçu en 1958 à propos des lois organiques et des règlements des Chambres.
D’autre part, la pratique très libérale des lois d’habilitation, renforcée par la solidarité majorité Gouvernement, incite à en renforcer le contrôle afin, non de priver l’Exécutif et le Parlement de ce moyen de légiférer rapidement lorsque l’objet ou les circonstances le justifient, mais d’en rationaliser le recours de sorte que cette procédure dérogatoire ne supplante pas la procédure législative de droit commun (et ce, quitte à préserver le Parlement de ses propres errements en la matière). Certes, la jurisprudence constitutionnelle s’est à plusieurs reprises attachée à vérifier que l’habilitation répondait à un motif d’intérêt général suffisant et que ses termes ne s’apparentaient pas à un blanc-seing délivré au Gouvernement (par ex. Cons. const., déc. n° 86-207 DC du 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social ; Cons. const., déc. n° 86-208 DC du 2 juillet 1986, Loi relative à l’élection des députés et autorisant le Gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales). Pour autant, le caractère facultatif de la saisine, qui dépend du bon vouloir des autorités habilitées par l’art. 61, al. 2, constitue un frein au développement de ce contrôle. Cette limite est d’autant plus préjudiciable que, la ratification des ordonnances n’étant pas systématique, nombre d’entre elles échappent, en aval de la procédure, à la vigilance du Conseil (sauf application de la jurisprudence Force 5).
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est pas proposé d’étendre ce contrôle obligatoire aux lois de ratification. Cette extension ne serait d’ailleurs pas pertinente au regard de l’objet de ces dernières : contrairement aux lois d’habilitation, qui portent sur le principe même d’une dérogation à la répartition des compétences normatives, les lois de ratification visent avant tout à légaliser les mesures prises par voie d’ordonnance. Leur contrôle, assimilable à celui d’une loi ordinaire, n’a donc pas pour enjeu de préserver l’équilibre des pouvoirs.
3. Les effets escomptés et leur justification
Ce contrôle obligatoire des lois d’habilitation doit, pour constituer une limite effective, aller de pair avec un renforcement du cadre constitutionnel et en particulier des conditions de circonstances et de fond auxquelles l’art. 38 subordonne le recours aux ordonnances. Ce renforcement a déjà fait l’objet d’une précédente proposition, consistant notamment à limiter ce recours soit aux seules mesures préalablement présentées par le Gouvernement comme procédant de son programme politique (à la condition de rendre toute sa portée juridique à la notion de programme), soit aux mesures justifiées par l’urgence.
Article 61, al. 1er
Les lois organiques, avant leur promulgation, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel, qui se prononce sur leur conformité à la Constitution.
Article 61, al. 1er
Les lois organiques, les lois d’habilitations prises sur le fondement de l’article 38, avant leur promulgation, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel, qui se prononce sur leur conformité à la Constitution.