Opinions personnelles
Opinions personnelles de certains membres du GRÉCI
Bertrand MATHIEU
Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Ancien Conseiller d’État (S.E.)
Pour faire face aux nombreux problèmes que rencontre notre pays (crise d’identité, violence, immigration, problèmes économiques, construction européenne, crises géopolitiques…) la réponse constitutionnelle est souvent invoquée. Modifier la Constitution permettrait de participer à la résolution des crises. En réalité, la première question qu’il convient de se poser est de savoir si la réforme constitutionnelle est à même de résoudre des questions qui ne relèvent pas essentiellement du champ constitutionnel. Il n’en reste pas moins que si la Constitution doit rester un texte pérenne des adaptations peuvent s’avérer nécessaire. Il convient cependant d’éviter des révisions ponctuelles susceptibles de perturber l’équilibre constitutionnel (comme ce fut le cas pour l’instauration du quinquennat).
Par ailleurs, si les constitutionnalistes peuvent fournir aux constituants une « boîte à outils » constitutionnels, l’expert ne peut se substituer au politique.
La démarche doit donc partir d’une interrogation sur les problèmes à résoudre.
De ce point de vue, la question centrale me semble être relative à la crise de la démocratie libérale. Certes, cette crise n’est pas propre à la France[1] mais elle prend en France une dimension particulière tenant au fait que sont en panne les mécanismes de légitimation du pouvoir propres, notamment, à la Vème République qui de manifestent par la possibilité pour le Peuple de s’exprimer en contrepartie à la prééminence présidentielle.
En réalité, la crise de la démocratie tient d’abord à la déconnexion entre le vote et l’exercice du pouvoir. Malgré les apparences, le pouvoir politique est trop faible. La réalité du pouvoir appartient pour une large mesure aux juges (nationaux ou internationaux), à des organisations supranationales (Union européenne, Conseil de l’Europe), à des autorités administratives indépendantes, à des ONG (dont la transparence laisse souvent à désirer), à des banques centrales indépendantes, aux GAFA, à des agences de notation…
On assiste à un renforcement des autorités disposant d’un pouvoir de contrôle au détriment de celles qui ont un pouvoir de décision.
On peut alors légitimement s’interroger sur le point de savoir si l’une des solutions qui peut être apportée à cette crise est d’affaiblir le pouvoir politique.
Au-delà de réformes ponctuelles (rétablissement d’un septennat, ou un sextennat, présidentiel, avec une déconnexion des élections présidentielles et des élections parlementaires, responsabilité individuelle des ministres devant le parlement afin de limiter la confusion entre responsabilité politique et responsabilité pénale …) trois axes fondamentaux de réformes me semblent devoir être explorés : renforcer la place du référendum dans le fonctionnement des institutions. il a une vertu démocratique majeure, celle d’établir un lien direct entre le résultat d’un vote et la décision prise ; créer une procédure de validation laissant le « dernier mot » au pouvoir politique, conformément au principe démocratique le pouvoir politique doit avoir « le dernier mot » dans des cas exceptionnels et sans que soit remis en cause l’exercice du contrôle juridictionnel ; revoir l’articulation des compétences européennes et de la souveraineté nationale. si certaines réformes ne relèvent pas directement du champ constitutionnel, il devrait être possible d’opposer des principes inhérents à l’identité constitutionnelle, définis le cas échéant par la Constitution, non seulement à la transposition de directives européennes, mais aussi à la jurisprudence, parfois très constructive et normative, de la Cour européenne des droits de l’homme.
[1] Cf. s.d. B. Mathieu et G. Katrougalos, The Crisis of Liberal Democracy, Diagnostics and Therapies, La crise de la démocratie libérale, Diagnostics et thérapies, Académie internationale de droit comparé, Intersentia, (Cambridge, U.K.), 2023
Georges BERGOUGNOUS
Professeur associé à l’Université Paris I
Membre de l’ISJPS-SCL
Par-delà les critiques de toutes sortes faites à la Constitution de 1958 et à ses pratiques successives, nul ne pourra soutenir qu’elle n’a pas assuré la stabilité des institutions tout en respectant les caractéristiques essentielles du suffrage démocratique. On imagine aisément ce qu’aurait été la vie politique depuis les élections législatives de 2022 en régime parlementaire classique : constructions d’alliances dans le dos des électeurs, crises ministérielles, censures et impuissance gouvernementale. Traversons la Manche : que dire du fonctionnement des institutions dans un pays -mère des démocraties parlementaires- qui a vu se succéder cinq Premiers ministres depuis 2016 sans que les citoyens, malgré des élections générales, aient à se prononcer sur ces choix ? Franchissons les Pyrénées : que penser de la constitution d’une alliance après les élections avec un parti ultra-minoritaire et clivant pour permettre au chef du Gouvernement sortant de rester en place ?
Voici pourquoi je suis attaché à la Vème République, à l’existence d’un « chef de l’Etat qui en soit un », en charge de l’essentiel et choisi directement par le peuple. Ne devant pas être accaparé par la gestion du quotidien même s’il peut attraire à lui tout sujet qui lui parait le justifier, le Président de la République doit disposer du temps long, ce qui commande que son mandat soit distinct de celui des députés ; qu’il soit également distinct du gouvernement qui demeure, lui, à tout moment responsable devant l’Assemblée nationale et doit disposer de sa confiance, exprimée ou présumée tant qu’il n’est pas censuré. Notre Constitution est plastique : elle a su s’adapter aux alternances comme aux cohabitations. Vouloir codifier telle ou telle pratique -par exemple en modifiant les articles 5 et 20 pour expressément confier la détermination et la conduite de la politique de la nation au Président -ou au Président et au Premier ministre- est inutile en concordance de majorité et source d’inévitables conflits dans le cas contraire.
Sans doute conviendrait-il de redonner plus souvent la parole au Peuple. Mais instaurer des referendums d’initiative citoyenne, a fortiori abrogatifs ou révocatoires, ce serait abdiquer entre les mains de groupes de pression voire consacrer l’ochlocratie aux dépens d’une authentique démocratie représentative.
Car nos institutions n’excluent pas un Parlement fort, à condition qu’il dispose lui aussi d’une temporalité distincte, comme le Sénat en apporte la preuve. Les élections secondes, pour ne pas dire secondaires, que sont devenues les élections législatives depuis les réformes de 2000-2001 -quinquennat et inversion du calendrier électoral- risquent en effet de ruiner l’existence propre de l’Assemblée, d’autant plus qu’elles s’accompagnent d’un régime très strict d’incompatibilités. Du moins, jusqu’à présent, le mode de scrutin, de rang seulement législatif mais devenu selon la formule de Duverger le second pilier du régime, assure-t-il aux élus ancrage et légitimité nécessaires. S’il n’exclut pas la formation de coalitions, c’est avant les élections, en tout cas avant le deuxième tour en permettant aux électeurs de se reporter sur le candidat qui leur déplait le moins. Et si un parti ne peut constituer ce que les économistes appellent un « optimum de second rang », c’est à lui seul qu’il doit s’en prendre.
Ainsi formé, le Parlement doit demeurer avant tout le lieu de la Représentation nationale, où s’affrontent mais d’abord se rencontrent les différentes familles politiques. La procédure législative gagnerait toutefois à être rénovée afin que le débat retrouve le cadre qu’il n’aurait jamais dû quitter et ne soit pas le monopole des médias ou des réseaux sociaux. Elle doit tout à la fois permettre l’adoption des textes dans des conditions de discussion modernisées et une temporalité raisonnable des débats, tout en « donnant le temps au temps », d’où des propositions d’amélioration passant tant par l’organisation d’un débat d’orientation préalable, le réaménagement de la procédure accélérée, la rationalisation des lectures suivant la CMP, que par des délais suffisants pour l’examen d’un texte qu’une chambre pourra toujours imposer. Enfin, la place des oppositions doit être assurée voire confortée, afin, là encore, de permettre « le bon déroulement du débat démocratique » dont le Conseil constitutionnel a fait une exigence constitutionnelle.
Ce dernier, institution dont les procédures se sont au fil du temps juridictionnalisées, demeure le juge naturel du Parlement, de ses membres comme de ses actes. C’est à cette aune que doit être posée la question de sa composition. Doit-il à l’avenir n’admettre que des professionnels du droit ? Je reste pour ma part convaincu, à l’instar du Doyen Vedel que « si le Conseil n’avait pas comporté des représentants de la classe politique, les légistes enchaînés par leur éducation au respect de la loi infaillible n’auraient pas su tout seuls la désacraliser et donc la contrôler. »
Romain LE BŒUF
Professeur à Aix-Marseille Université
Membre du CÉRIC
Élise RUGGERI
MCF à l’Université de Lille
Membre de l’ERDP-CRDP
Opinion individuelle concernant l’article 53-1 relatif au contrôle des frontières.
La proposition consistant à ajouter à l’article 53-1 de la Constitution une incise indiquant que la France « détermine librement les conditions d’accès et de séjour des étrangers sur son territoire » ne paraît pas acceptable, dès lors qu’elle a pour objet de permettre à la France de se soustraire à des obligations internationales déjà conclues.
D’une façon générale, il n’est pas possible d’affirmer la « liberté » d’un État alors même qu’il existe dans le domaine considéré une norme valide lui imposant un comportement donné. La liberté, en droit, ne peut être qu’une liberté légale (intra ou praeter legem), c’est-à-dire conforme au droit, et non une liberté abstraite, qui pourrait être dirigée contre l’ordre juridique lui-même (liberté contra legem).
C’est, du point de vue constitutionnel même, le sens des termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Le Préambule de 1946 précise quant à lui que « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international », sans réserver la possibilité de s’y soustraire par convenance. Or, le droit international exclut indubitablement toute possibilité pour un État d’invoquer son ordre interne pour se soustraire à ses engagements. C’est le sens de l’Article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités : « Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ». L’impossibilité pour un État d’invoquer son droit interne, fût-il constitutionnel, est affirmée par la jurisprudence internationale depuis le 19e siècle (Sentence Montijo, États-Unis c. Colombie, 28 juillet 1875). Il ne fait ainsi aucun doute qu’« un État ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre État sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui impose le droit international » (CPJI, Affaire du traitement des nationaux polonais à Dantzig, 4 février 1932, Série A/B, n.° 44, p. 24). Cette exigence est, au fond, la condition même de l’existence d’un droit international : toute affirmation contraire reviendrait, de fait, à autoriser tout État à méconnaître toute obligation dès lors qu’il prétend lui opposer une règle de son droit interne à laquelle il conférerait de façon unilatérale un caractère primordial.
De façon plus générale, et ainsi que l’avait souligné la Cour permanente de Justice internationale dès son premier arrêt en 1921, il est impossible de voir « dans la conclusion d’un traité quelconque, par lequel un État s’engage à faire ou à ne pas faire quelque chose, un abandon de sa souveraineté. Sans doute, toute convention engendrant une obligation de ce genre, apporte une restriction à l’exercice des droits souverains de l’État, en ce sens qu’elle imprime à cet exercice une direction déterminée. Mais la faculté de contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la souveraineté de l’État ». C’est parce qu’elle est souveraine que la France a pu entrer dans des engagements internationaux, obligatoire pour elle comme pour les autres États. Par l’article 53-1, le constituant a précisément consenti à ces restrictions. Ajouter, ex post, une limitation à cette acceptation revient à manquer au principe de bonne foi qui au fondement du droit et de la coopération internationale. C’est aussi réaffirmer une vision quelque peu passée de la souveraineté comme faculté pour l’État de violer le droit international, à laquelle la République ne saurait consentir sans abdiquer ses propres droits vis-à-vis des autres États.
Pour cet ensemble de raisons, il paraît plus qu’inopportun de faire figurer, dans une partie dédiée aux obligations internationales de la France, une formulation qui en constitue la négation.
Il appartient à la République, si elle souhaite voir modifier certaines règles auxquelles elle a consenti par le passé, de le faire d’une façon respectueuse du droit international et des autres parties aux accords concernés : ces possibilités existent.
De plus, et pour finir, il apparaît que la proposition formulée ne répond qu’imparfaitement aux objectifs envisagés par son auteur, lequel se réfère à l’existence d’une « nécessité impérieuse » dont il faudrait tenir compte. Or, le droit international intègre précisément divers mécanismes permettant aux États de se soustraire à certaines de leurs obligations dans certaines conditions : force majeure, détresse et état de nécessité sont expressément prévus pour répondre aux considérations de ce type, sans parler des clauses de sauvegarde éventuellement comprises dans les accords en question. Il n’est donc pas utile, pour parvenir au résultat recherché, de remettre en cause l’autorité des traités.